Il était une fois Larbi Ben Barek


 C'est un récit d'approximations, de dates oubliées, de gestes non filmés. Le passage de Larbi Ben Barek dans la galaxie du football a quelque chose de céleste, de presque irréel. Qui est-il vraiment ? Quand a-t-il vu le jour ? Sur quel joueur a-t-il taillé son style ? Tant de questions demeurent sans réponses. Mais n'est-ce point là le propre du génie ? Une aberration, un désert d'explication. Qu'importe si ce gamin du quartier Cuba préférait taquiner le ballon rond en savates, qu'importe qu'il fût dédié à une carrière de menuisier, qu'importe qu'à l'époque un match de quartier se décidait au nombre de buts marqués. Plus qu'un personnage en chair et en os, il existe une mystique Ben Barek. Ni les archives de l'INA, ni celles de la RTM n'arriveront à caractériser le toucher du maestro. Les images sont rares, souvent inexistantes.
On parle d'une supernova dont l'explosion se serait accomplie à l'âge pré-télévisuel. De lui, on garde la sempiternelle exclamation de Pelé : «Si je suis le Roi du foot, Ben Barek en est le Dieu», la consécration d'une légende par une autre. Il y a aussi ces rarissimes séquences en noir et blanc où on le voit slalomer entre les défenseurs, seul au monde, conquérant, la tête enfoncée dans les épaules, la course leste, le corps fuyant, un public de Blancs acclamant ses pichenettes, ahuris devant sa démonstration de style. Ce carioca des années 30 combinait brio et réalisme.

L'essence de Ben Barek fut en cela remarquable qu'il divertissait d’abord puis s’attelait à remporter le match. Déniché par l'USM alors qu'il use ses voûtes plantaires en deuxième division, on l'invite à porter des crampons. Il s'exécute sans trop d'enthousiasme, se sentant plus à l'aise les pieds à l'air. Qu'importe, Larbi se sait investi d'une mission : jouer. Alors, il joue; il le fait d'ailleurs tellement bien qu'il enclenche sa légende personnelle.

Lors d'une rencontre entre l'équipe de France et une sorte de dream team africaine dont il fait partie. On lui trouve un toucher d’extraterrestre, il est différent. Très vite, il embarque à bord d'un avion-cargo, direction Marseille. C'est en 1938 que l'OM décide de l'accueillir en son sein, le club s'en félicitera pendant une année, le temps qu'Hitler déclare la guerre aux alliés. Ce conflit coûtera 6 ans de haut niveau à Ben barek. Ces six ans l'auraient consacré meilleur joueur de tous les temps. Passons, les nazis capitulent et c'est la renaissance. Lorsque les derniers chars de la Wehrmacht quittent Paris, Larbi y pénètre en vainqueur. Le Stade français lui fait une offre, il y évoluera trois saisons.



Les journalistes et les supporters sont médusés. Le talent à l'état brut accouche d'une émeraude. L'équipe de France ne s'y trompe pas. Ben Barek fait ses débuts tricolores contre l'Italie et déjà, en ce 4 décembre 1938, les tifosis napolitains poussent des hurlements de stupeur pour témoigner leur bienvenue au génie. Larbi est contraint d'affirmer sa " françitude", il lève la tête et chante la Marseillaise, le geste sonne le début d'une histoire d'amour avec une France conquise.

C'est l'euphorie, Ben Barek éclabousse son club de son appétit du beau jeu. l'Europe renaît économiquement et le foot se marchandise. Paris profitera trois ans de la Perle avant qu'un club espagnol, l'Atletico de Madrid, ne lui propose un pont d'or auquel il ne peut résister.  La Liga s'enflamme pour "la Perla Negra". Le slalomeur d'ébène affole les compteurs (50 buts) et empile les titres (1950-1951).

En 1953, vieillissant, on le croit en passe de jouer le match de trop. Pourtant, du haut de ses 35 ans, à une époque où souffrir de tendinite pouvait condamner une carrière, Larbi revient à Marseille et, malgré des genoux fissurés et des articulations en compote, parvient à décrocher une dernière sélection chez les Bleus. Sa longévité fera date. Jamais un joueur n'avait porté le maillot tricolore aussi longtemps, 15 ans et 10 mois. Le record tient toujours.

Comme pour tout footballeur auréolé de gloire, raccrocher les crampons s'avère difficile. Ben Barek ignore les supplications d'un corps esquinté, il joue encore et toujours à Bel-Abbès où il atteint une finale de Coupe d'Afrique, puis en Belgique où il régresse au rang d'amateur. Des matchs de trop, il en joue un paquet. En 1956, Larbi Ben Barek revient au Maroc pour entamer une carrière d'entraîneur. Le foot, encore et toujours, il ne sait faire que ça. Le temps s'égrène, la silhouette du maître se voûte, on le sent trimballant une charge de frustration, peut-être le sentiment d'avoir été blousé par la mémoire collective. Chez nous, il est célébré de façon tiède, protocolaire, ici et là, des hommages lui sont consacrés, mais sans plus.

Le temps continue à s'égrener et, par certains après-midi brumeux, on l'aperçoit, la tête enveloppée d'un béret et le corps blotti sous une djellaba de laine lourde. Il flâne du côté de ses vieilles amours, le Stade Philippe qui portera son nom, Le Tirane Municipal et le Tirane Lahouiette, derb Sultan. Ses amis décèdent les uns après les autres, il est victime d'entrepreneurs véreux auxquels il cède son image pour gagner quelques sous. Tout n'est plus qu'amertume et solitude.

En 1992, on retrouve sa dépouille six jours après que toute vie s'en fût échappée. Le coquillage se referme sur la Perle Noire.

Au fait de sa gloire, on compara son importance à celle de l'Arc de triomphe. D'une extraction modeste, il se fit monument. N'est-il pas édifiant que l'homme dont on ignore la date de naissance (entre 1914 et 1917) accède à l’immortalité ? Le petit gamin du quartier Cuba peut reposer en paix, nous ne cesserons de célébrer en lui, tout simplement…notre premier génie national.

Réda Dalil



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