Hassan II chez les Kennedy.



Hassan II  est à bord d'un train le menant de Philadelphie vers Washington DC. Depuis son hublot, il étale un regard énigmatique sur le paysage champêtre si typique de la Virginie. Les plantations de mais, les plaines verdoyantes, semblent étendre un voile de sérénité sur le Monarque. A quoi pense-t-il ? Roi depuis deux ans seulement, il vient de doter son pays d’une nouvelle Constitution. Le Maroc d'après indépendance est un pays jeune et nerveux. Si difficile à gouverner. Les nationalistes de l'Istiqlal luttent pour asseoir les prémices d'une démocratie où ils comptent bien jouer les premiers rôles. Le pays est traversé par des idéologies opposées. Les chants de sirène venus de l'URSS convertissent un large pan de la jeunesse à la lutte des classes marxiste. L’UNFP de Ben Barka déploie toutes ses forces pour déstabiliser le Palais ; l’Algérie, fraîchement indépendante provoque son voisin en multipliant les incidents frontaliers. Au milieu de ce tumulte, la monarchie tente de se forger un cap. Sur fond de guerre froide, les pays arabes choisissent leur camp. Entre le non-alignement cher à Nasser, le bloc de l’est et le camp libéral, les nations arabes libres chaloupent. Le Maroc n'a jamais fait mystère de son allergie pour les "rouges". Mais pour le moment, son adhésion au pôle capitaliste et donc américain, n'est pas tranchée. Le Roi, dans son discours de Belgrade en 1960 avoue, certes, un penchant envers le non-alignement, mais la diplomatie marocaine hésite à fixer son curseur sur tel ou tel projet de société. Elle se veut affranchie de toute tutelle doctrinale et s’autorise à entretenir de bonnes relations des deux côtés du rideau de fer.

Nous sommes en 1963, le 27 mars précisément, et l'invitation de Kennedy n'est pas fortuite. Le président américain sait que dans l'échiquier maghrébin, le Maroc peut s'avérer un allié de taille. Pourtant, du fond de son siège, dans ce compartiment privatif, Le souverain Alaouite est inquiet. Il craint que Kennedy n'accorde plus de concessions qu'il ne le faut au président algérien Ben Bella. Il n'a pas tout à fait tort. Car, si le Maroc est définitivement vacciné contre la pathologie marxiste, ce n'est pas le cas de l'Algérie. Loin s'en faut. L'Oncle Sam est en guerre psychologique contre l’ogre soviétique, et tout pays arraché aux griffes du bloc communiste est un butin de guerre. Kennedy semble penser que l'Algérie est récupérable. Malgré les bravades de Ben Bella et son discours pro-cubain, mâtiné de références à « l'impérialisme américain », le POTUS* démocrate ne lâche rien. Il fait mine d'ignorer la colère des ressortissants américains privés de leurs biens après la vague de nationalisations menée par les hommes forts du FLN, tempère son discours vis à vis d'Alger et ne manque aucune occasion pour dire tout le bien qu'il pense de la décolonisation, et donc du départ de la France de De Gaule. En dépit des coups de menton algériens, Kennedy fait preuve d'une patience si peu caractéristique de la superpuissance mondiale…




The King has arrived.

Le Train de Hassan II  n'est plus qu'à quelques kilomètres de Union Central, gare mythique de la capitale. John Fitzgerald Kennedy et son épouse Jacky l'y attendent. Pour un chef d'état étranger, être reçu avec autant d’honneurs est un rare privilège. Le Roi ne le sait que trop. Il faudra faire un discours sur le quai de la gare. Hassan II feuillète un ensemble de notes qu'il a rédigé de ses mains. Orfèvre de la langue française et orateur époustouflant en arabe classique, le Roi possède un anglais pour le moins perfectible. D'où le soin particulier qu'il met à réviser son allocution. Le Train ralentit. On demande au Roi de rejoindre la tête de la locomotive. Chemin faisant, il croise le Prince Moulay Abdallah et la Princesse Lalla Nezha, tous deux du voyage. Kennedy est déjà sur le quai. La presse est sur le qui-vive. On se bouscule un peu et les flashs crépitent dans un tourbillon stroboscopique de lumière crue. Une foule compacte s’anime. Des journalistes, des sénateurs, des congressmen jouent des coudes pour aperçevoir ce jeune Monarque, objet de toutes les curiosités. Dans la cohue, on aperçoit Dean Dusk, le ministre des affaires étrangères en pleine conversation avec la première dame. Le Train s'immobilise. En deux mouvements lestes, Hassan pose pied sur le quai. Il est tout de suite salué par le président américain. Les deux chefs d'Etat s'échangent quelques mots avant que la machine protocolaire ne prenne le dessus. Sous des airs patriotiques interprétés par la chorale de la Navy, Hassan II, serre la main à une douzaine de dignitaires américains. Des généraux, secrétaires d'Etats, conseillers présidentiels… On a dressé un mini-podium équipé d'une estrade et de micros. Kennedy se lance en premier : « Bien qu'un vaste océan sépare nos deux pays, une grande et longue histoire nous unit » ; « Les Américains connaissent bien le Maroc, nos fils y ont combattu, certains y sont resté pour vivre. » Hassan II écoute attentivement. Sans notes, Kennedy déroule un discours cordial mais plutôt convenu.  Il rappelle, sans grande surprise, que le Sultan Mohammed Ben Abdellah fut le premier Chef d’état à reconnaitre, en 1789, la république des USA en tant que nation souveraine. Enchaînant, Kennedy qualifie le Royaume de « partenaire stratégique dans le Maghreb et dans le monde. » Pour le Roi, cet aveu a toute son importance. Le véritable enjeu de cette visite étant de jauger la prédisposition des US à favoriser Alger plutôt que Rabat.


Subliminalement vôtre

Mais les propos neutres de Kennedy ne disent rien des arrière-pensées américaines. En réalité, le décorum déployé pour accueillir le Monarque, cache un malaise. Hassan II est le dernier chef d'Etat maghrébin à jouir d'une invitation présidentielle depuis que JFK siège au bureau ovale. Avant lui, furent reçus le Tunisien Bourguiba,  l'Algérien Ben Bella  et même le prince héritier du Royaume-Uni de Lybie. Les yankees ne font rien au hasard. Cet ordre reflète très probablement les priorités géostratégiques de la superpuissance. « Anyway », le Roi se plie au jeu. Quand arrive son tour de prendre la parole, il fascine son auditoire. Jetant à peine quelques coups d'œil à son texte, il cisèle un discours court mais foisonnant de messages subliminaux. Avec, s'il vous plaît, un accent « so » british que nul ne lui soupçonnait.  Le Roi commence d'abord par exprimer son admiration pour la jeune nation américaine : « un pays qui a accomplit des réalisations splendides de progrès et de civilisation. » Il remercie ensuite Kennedy pour son invitation et rappelle la nécessité de : « consolider l'amitié qui a toujours caractérisé les relations entre nos deux nations (Maroc/USA) depuis l'avènement de l'indépendance des Etats-Unis. » Concluant son intervention, Hassan II exprime le souhait de mettre en place une plateforme de « coopération véritable, honnête et désintéressé dans l'intérêt mutuel des deux pays.»
Or, derrière la cordialité des propos tenus, on sent une crispation. Ce président américain, si affable, si préoccupé par le sort des nations maghrébines aux lendemains des déclarations d'indépendances, Hassan II, le sent, a un faible pour l'Algérie. Six ans plus tôt, alors qu'il n'était que sénateur, Kennedy prononça, devant la deuxième chambre, un discours qui fera date. Rejoignant la postérité sous le nom de « discours algérien », Kennedy y fit l'apologie du FLN,  exhorta le gouvernement américain à soutenir les désirs d'émancipation du peuple algérien, et, anicroche à la bienséance diplomatique, accola à la France, pourtant alliée des US, le qualificatif peu flatteur de puissance impérialiste. Plus tard, il ira même jusqu’à déposer une résolution appelant les Etats-Unis, l’Onu et l’Otan à œuvrer pour l’autodétermination et la reconnaissance de la « personnalité algérienne ». En son temps, ce discours dans lequel il reprend des déclarations de Messali Hadj (fondateur du Mouvement Nation Algérien, le MNA), fit figure de secousse sismique. La chancellerie française y alla d'un communiqué virulent à l'encontre du jeune sénateur, mais, côté algérien, on fit de Kennedy un héros, et la guerre contre l'occupant devint d'autant plus légitime qu'elle pouvait compter sur le soutien indéfectible d'un présidentiable démocrate.

Que le cœur de Kennedy balance du côté de l’Algérie, Hassan II n'en est que trop conscient. Toutefois, il faut éviter, lors de cette visite strictement « amicale », de créer un quelconque point d'achoppement. C'est ainsi que le Roi se plie avec placidité à la prochaine étape de la visite. Il faut dire que les américains ont mis les petits plats dans les grands.

En avant la parade !

 Pour honorer leur invité chérifien, la maison blanche sort l'artillerie lourde : la parade. Sur une dizaine de kilomètres, JFK et Hassan II dévalent la légendaire Pennsylvania Avenue, dans la décapotable présidentielle. Accompagnés de la garde républicaine et d'un impressionnant cortège, ils accueillent les vivats de citoyens venus s'agglutiner autour du cordon de sécurité pour apercevoir ce jeune monarque, que le Washington Post qualifie de « brillant stratège. » La scène, que l'on peut voir dans une vidéo sur le site de la Maison Blanche a quelque chose de surréaliste. Une ville : Washington, toute entière mobilisée pour saluer la venue d'un Chef d'Etat âgé de 32 ans seulement et avec lequel, somme toute, les US ne partagent pas des intérêts aussi vitaux que cela. Hassan II semble détendu. Il goute l'adulation américaine en agitant ses mains à l'endroit de la foule. De part et d'autre, des banderoles floquées du drapeau marocain ornent l'avenue. Du haut des bâtiments administratifs, des fonctionnaires se penchent sur le rebord des fenêtres pour contempler le passage de l'éminence nord-africaine. Indécrottables ethnocentristes, les américains ne sont pas très au fait de l'actualité internationale. Au fond, le peuple ne saisit guère les subtilités de la diplomatie. Confondant souvent Morocco et Monaco, ils ne savent guère situer le royaume sur une mappemonde. Mais, la presse a réussi à piquer la curiosité de l'opinion en répétant le mot magique : « Casablanca ». Le film de Michael Curtiz sorti en 1942 a fait rêver l’Amérique. Humphrey Bogart et Ingrid Bergman sont dans toutes les têtes. Du coup, on trépigne d’impatience d’aviser celui qui règne sur une ville aussi mythique. Assis à même  le rebord de la décapotable, les pieds plantés dans la banquette arrière, les deux chefs d'Etat discutent. Animé, Kennedy ne cesse de désigner des monuments de l'index. Le Capitole, le Lincoln Memorial et la cour suprême. Hassan II est tout ouïe. A mesure que le cortège avance, l’avenue devient de plus en plus clairsemée. Terminus : Maison blanche. Les dernières images montrent le Roi saluant l'aide de camp du président. Fermeture des rideaux.

 Or et Diamants

 Dans la soirée, un banquet est organisé en l'honneur de la famille royale. Pour les photographes, Hassan II,  élancé, prend la pose dans un habit militaire blanc orné de décorations. Légèrement en retrait,  Lalla Nezha et Moulay Abdellah, essaient de se frayer un chemin vers la table présidentielle. Dans la pure tradition alaouite, le Roi n'est pas venu les mains vides. Les archives de la Maison Blanche décrivent les cadeaux offerts aux Kennedy en ces termes :  « Matching gold and jeweled bracelet and belt presented to Mrs. Kennedy by Hassan II, The king of Morocco". Comprendre un ensemble bracelet/ceinture en or et serti de diamants. La liste des invités comprend tout le gratin de la capitale.  Lors de la réception, Kennedy fait les présentations. Businessmen, sénateurs, gouverneurs, juges de la cour suprême…La crème de la crème a fait le déplacement pour croiser le monarque. L'ambiance est chargée d'une franche convivialité. Au cours du dîner, JFK et Hassan II ne parlent pas beaucoup. Ce qu'ils ont à se dire, ils l'exprimeront lors du fameux toast présidentiel. Kennedy lève son verre en l'honneur de son « guest » et remonte le temps : « Votre Visite, Majesté, nous rappelle une période de l'histoire où notre pays subissait de grands troubles ; une période où les amis se faisaient rares, une période où le Sultan du Maroc a reconnu les Etats-Unis avant que d'autres ne soient disposés à le faire ». Une clameur synonyme d'approbation traverse la salle. Kennedy marque une pause. Son dos est légèrement voûté. Souffrant de douleurs lombaires chroniques, il a du mal à se tenir debout longtemps. Malgré le souffrance, il persiste et  propose une anecdote : « Saviez-vous qu'un des ancêtres du Roi poussa la générosité jusqu'à offrir une résidence au Consulat américain ? En voilà un geste qu'aucun gouvernement américain n'a jugé bon imiter. »  Les convives s'esclaffent. « Ce Sultan magnanime, poursuit Kennedy, a rédigé une lettre à l'adresse des autorités de Tanger qui disait à peu près ceci : Je vous ordonne de n'accepter aucun loyer du Consulat Américain, John Mullowny, pour la résidence qu'il occupe et dont il est autorisé à faire ce que bon lui semble ». Le reste du discours brodera autour de l'amitié séculaire qui unit les deux pays.

 Le spectre d’Einsenhower

Tandis que Kennedy égaye son auditoire à coups de parenthèses historiques inédites, Hassan II a l’air songeur. En réalité, sa présence à la maison blanche a un but, un seul. Au delà de la consolidation de l'amitié Maroco-américaine et du décryptage des rapports unissant l'Algérie à l'administration Kennedy, le Roi souhaite rappeler l'Amérique à une promesse cruciale. Quatre ans plus tôt, en décembre 1959, le président Eisenhower effectuait une visite éclair au Maroc. Avec Mohammed V les discussions portèrent principalement sur l'évacuation par les troupes américaines des bases militaires installées dans le royaume. Einsenhower fit la promesse solennelle que les membres de son armée quitteraient le Maroc avant le 31 décembre 1963. En gage de bonne foi, la base aérienne de Benslimane et évacuée dès le 31 mars 1960…
Back to the White House. C'est au tour de Hassan II de lever son verre en hommage à Kennedy. S'exprimant en arabe cette fois-ci, le Roi glisse une phrase pleine de sous-entendus : « Notre pays poursuivra sa politique de non-dépendance telle qu'initiée par notre père Mohammed V ». Manière de signifier à son hôte que le royaume s'accroche farouchement à sa liberté idéologique et que le bloc occidentalo-capitaliste se trompe s'il croit la nation chérifienne définitivement acquise. Petite pique lancée à l'endroit de JFK qui concentre ses efforts de séduction sur une Algérie aux tropismes socialistes avérés. Vient la question du retrait des troupes. « J'ai la conviction, dit le Roi, que nos pourparlers iront dans le sens de la déclaration commune faite par notre père et le Président Einsenhower concernant l'évacuation des bases américaines au Maroc ». Et d'ajouter : « J'ai l'intime conviction qu'avec l'aide des services de l'armée et du gouvernement américains, ces bases pourront être transformées en centres civils exerçant des responsabilités sociales et constructives ».  John Kennedy et son épouse, la glamourissime Jacky (vêtue d’une superbe robe à paillettes et de gants interminables lui arrivant aux coudes) s'échangent un regard furtif. Ils en ont vu défiler des chefs d'Etat à la maison blanche. Ils en ont encaissé des discours aseptisés, monuments oraux à la langue de bois. Qu'un jeune leader maghrébin saisisse l'occasion d'un dîner « casual » pour embrayer sur un sujet aussi sérieux, pour eux, cela est une grande première. Dans les yeux de Kennedy, quelque chose a fait tilt. Nul ne le saura jamais, mais peut être qu'à ce moment précis JFK s'est-il exclamé intérieurement : « mon idéal d'une Afrique du nord libre et libéral passera par Hassan II ou ne passera pas ». Bref, ce fut là l’épiphanie de la soirée. Le diner achevé, on se dirige vers le East room de la maison blanche, aile du palais présidentiel où se trouve un mini-théâtre. En l'honneur de Hassan II, le couple Kennedy fait jouer « ze »comédie musicale du moment : Brigadoon. Il s’agit d’une pièce de Broadway constellée de grands standards américain dont le fameux « Almost like being in love ». Le synopsis de la pièce est intéressant : deux touristes américains découvrent un village écossais qui n’apparaît qu’une fois tous les cent ans. Métaphore d’un instant fugace, évanescent, insaisissable. Un peu à l’image de Kennedy. Ce président qui admire le Maroc mais qui, secrètement, en pince pour l’Algérie. Avant de se quitter, Hassan II et JFK promettent de se revoir très vite. Kennedy parle même d’un « avenir commun ». Hassan II veut bien y croire. Mais, de retour au pays, il fait face à une crise majeure. Cette Algérie si dorlotée par le locataire du bureau ovale se découvre des velléités belliqueuses. La guerre des Sables éclate en Octobre 1963. En novembre de la même année, Kennedy succombe aux coups de feu d’un sniper à Dallas.
 L’  « avenir commun » n’est plus qu’un rêve.
Un brigadoon...




Réda Dalil

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