Maroc : Partir, juste partir...


N’entendent-ils pas cette haine qui suinte des pores de la nation? N’écoutent-ils pas le gargouillis des ventres creusés, la plainte des mères éplorées, la rage des pères meurtris par la dette et l’impuissance? Ne voient-ils pas la jeunesse se livrer à la mort en Méditerranée? Ne comprennent-ils pas que la désertion est le rêve suprême, que sur cette terre ne poussent plus que les fruits venimeux de la Hogra? Ne saisissent-ils pas que la patera Phantom, les vagues houleuses et le littoral meurtrier valent mieux que tout? Ne décryptent-ils pas la lassitude, le rejet, la montée d’une sève fétide désignant les dépositaires du pouvoir et de l’argent comme les pires ennemis de la nation? Ne comprennent-ils pas qu’on veuille à présent leur céder le pays, les laisser vivre, prospérer, s’arnaquer, spéculer, s’exploiter, se mentir, affabuler, promettre entre eux, en vase clos?
Le Marocain, harassé par la mal-vie, affaibli par le piston répété d’un quotidien marqué par le manque, n’a même plus la force de lutter, d’arracher sa parcelle de bonheur de la géographie de ses ancêtres. Qu’il ait étudié et la muraille du chômage s’érige brutalement sur son chemin, réduisant sa carrière à une chimère de doux dingue. Qu’il ait effectué une formation et le marché broyeur l’expulse sur l’autel de la qualification boîteuse. Qu’il se lance dans l’entrepreneuriat et les clients corporate véreux le condamnent à la gratuité de la prestation sous prétexte de références. Qu’il fabrique une molécule de richesse et l’impôt asphyxiant pioche goulûment dans ses maigres revenus. Qu’il donne de la voix pour pleurer ses droits mastiqués par la bête immonde des positions dominantes, de la corruption, des monopoles, des impérieux entre-soi, des inégalités humiliantes, et on le bâillonne au motif d’une «dsara» antipatriotique. Qu’il arrache son diplôme de l’étau de l’enseignement financiarisé et on lui oppose le salaire tuberculeux, le contrat Anapec et le service public invisible. Qu’il manifeste de l’ambition, de l’intelligence, de l’énergie, et on lui préfère le fils de, ce planqué atavique, éternel premier de cordée dont le nom de famille vaut mieux qu’un CV de polytechnicien… Alors qu’il soit pauvre, modeste, diplômé, illettré, jeune, vieux, actif ou chômeur, il fuit, le jour en opiacés, le soir en rêve, et pour l’éternité se voit foulant d’un pied libérateur le sable espagnol.
Cela, ne le voient-ils pas, ceux qui distribuent des promesses comme dans un commerce des indulgences, substituant la parole vaine à l’action citoyenne, lançant la balle des réalisations jusqu’en 2030-2040 pour justifier l’inanité de leurs stratégies? La rupture a-t-elle jamais été aussi nette, aussi monstrueuse? L’argent et le pouvoir sont une drogue qui rend aveugle aux misères quotidiennes, au petit mendiant qui gratouille la vitre latérale d’une berline allemande de son doigt mazouté. Celui-là n’existe pas selon la matrice du puissant et pourtant on ne voit que lui.


Jusqu’à quand la cécité? Jusqu’au désemplissement de nos terres? Vous leur parlez justice sociale, hôpital, logement, vulnérabilité, classes défavorisées, classes moyennes et ils vous répondent budget serré, dépenses publiques excessives, arbitrages, finances, inflation contenue, taux directeurs, bande de fluctuation, déficit et endettement, stabilité macroéconomique, LPL, soutien à l’investissement, défiscalisation des gros bonnets. Ils cèdent aux mêmes, aux costards Hugo, aux jargonneux des grandes écoles, aux mielleux technocrates qui se refilent des marchés juteux jaillissant comme par magie d’un carnet d’adresses Gold – ces technocrates froids qui ont laissé le marché disqualifier des millions de jeunes illettrés sans jamais leur tendre la main, sans jamais leur donner une chance de s’en sortir ni par l’école ni par l’assistance. Ceux-là se dorent à la lumière des palaces lorsque l’obscurité s’étend sous terre, dans une couche sédimentaire jadis muette mais aujourd’hui remuante de colère, de frustration et d’envie de partir, juste partir, ne plus lutter, placer sa foi dans un passeur ibérique quitte à en mourir, abdiquer, leur laisser ce beau terrain de jeu gorgé de plus-values et de marchés à conquérir, enfourcher un go-fast vers les abysses marins, disparaître, s’en aller au loin, préférer la discrimination, le racisme à la Hogra. Tout cela, ne l’entendent-ils pas? Ne le comprennent-ils pas? Ne le voient-ils pas? Ne le craignent-ils pas?
Réda Dalil



Mon livre, "Ce Maroc que l'on refuse de voir" est disponible en librairie.



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