Un bon Marocain est un Marocain heureux.

Ils ont tué la gauche, la droite, le centre, anesthésié le conservatisme et le progressisme, occis les idéologies, et à présent militent pour installer le seul clivage politique qui compte à leurs yeux : les négativistes et les positifs,  les optimistes et les pessimistes. Ils ont trouvé la parade, d'un côté les passions tristes, les déclinologues et de l'autre les heureux, les bien heureux. De même qu'ils ont disqualifié tout autre mode de pensée pour ériger le néolibéralisme en divinité suprême, ils disqualifient les colères saines des gens de peu, les faisant passer pour des désaxés, des fous, des « mal-comprenants ». Leur souhait : installer une méta-réalité digne de Lewis Carroll (auteur d’Alice au pays des merveilles) sur le mécontentement. Le sans-dents n'a plus droit à sa mélancolie intime ; son ras-le-bol est vidé de sa légitimité. «Mais qu’il aille se payer dix séances chez un coach PNL pour retrouver sa joie de vivre », boudent-ils. Quoi qu'il advienne, en toute circonstance, il faudra dorénavant être heureux, plaquer un sourire froid sur son visage, un peu comme dans ce vieux clip de Soundgarden, Black Hole Sun, ou les mines sont paralysées dans un rictus petit-bourgeois grotesque.

Les ministres semblent avoir détecté ce qui cloche. En fait, la crise n'a aucun fondement dans le réel, elle n'est qu'une bulle alimentée par la mauvaise critique, l'opinion subversive, la parole déviante. Que les Marocains cessent de larmoyer et le royaume tout entier renaîtra à la prospérité. Les pleureurs, les vindicatifs, les nihilistes (autre mot à la mode chez les puissants), ceux qui mesurent à la vacuité de leurs poches que rien ne va plus, ceux-là sont priés de garder pour eux leur désespoir, cette maladie contagieuse dont souffre le pays. Un pays par ailleurs exemplaire en redistribution des richesses, en lutte contre les inégalités, en dispense équitable d’une éducation solide pour tous. Les oiseaux de mauvais augure sont priés de se souder les lèvres, de digérer leur noirceur, de ruminer leur mal-être en silence, en quarantaine, loin des heureux en X-type, car le regard triste flétrit, gâche le bonheur du nanti.

On parle désormais de répandre la « sinistrose » dès lors que l’on ose se fendre d’une critique sur les réseaux sociaux. Traître à sa nation est celui qui gémit, qui éprouve une douleur. Même à cela les faibles n'ont plus le droit. Pour les ministres et autres officiels vivant dans l’Eden du faste consanguin et endogame, le Maroc prend les traits d'un clip de Redone où tout le monde il gesticule en claquant le sourire Colgate, ou la plèbe dansante et chantante respire la bonne santé et le portefeuille garni. Le ni-ni, l'exclu, lui, devrait en prendre de la graine, refouler son vécu morne et étriqué pour porter, chaque matin au réveil,  le masque rieur du satisfait, la grimace d'un sourire à la joker, dire que tout va bien, épouser la méthode Coué du ministre Forbesien ( de Forbes), devenir ce colibri béat de Pierre Rabhi mais sans la capacité de voler, s'auto-hypnotiser, convoquer la prophétie autoréalisatrice, le wishful thinking…




Cela finira bien par faire du pauvre un être heureux, un être gérable, un être sans ressentiment ni envie, ni jalousie, un être qui se suffit de son SMIG et de son bac -10 en remerciant le créateur de ses bienfaits. Il pourra dès lors rejoindre le parti lénifiant du bonheur, celui des technocrates et des rentiers, celui de la caste qui, faute de partager ses biens, diffuse volontiers son flux de bonheur à la masse ombrageuse. Oui le Marocain finira par se convaincre qu’en dépit des poches, du ventre et de la tête vides, et bien, qu’il est rempli d'une joie sans bornes. Au moins respire-t-il l'oxygène des technocrates et peut-être en s'approchant un peu d'un Range Rover Velar au feu rouge, leur parfum Hermès musqué…

Oui désormais, le clivage politique s’incarne en deux pôles bien distincts. D’un côté les heureux, les battants, les winners et de l’autre les tristes, les briseurs de confiance, les gargouilles, les obstacles au développement...

Choisissez votre camp.

Réda Dalil


Mon livre "Ce Maroc que l'on refuse de voir" est disponible en librairie.

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