Ces élus qui prennent le Maroc en otage.
Se réjouir que les élus locaux débarrassent les plages des
champignons toxiques qui y poussent dans la clandestinité, mais redouter que
cela ne soit qu’une passade, un épiphénomène. Le passé démontre qu’à ces
sursauts momentanés de légalité succèdent de longues périodes de sommeil
signant le retour vengeur d’une anarchie autrement plus féroce.
Pour l’élu local, l'onction
du vote est une invitation à la sieste. Elle n’est ni sacerdoce, ni sacrifice
de soi, ni service rendu à la nation. Abandonnée aux choix souverains des
baronnies locales, la gestion de la ville est vierge de tout encadrement. Pas
de sanction immédiate ni guère de menace d’inéligibilité en cas de faute.
Simplement, un bac à sable géant pour politiques professionnels, destructeurs
en puissance, narcisses gonflant leur compte en banque sur les gravats d'un
pays comateux.
Les groupes de protestations abondent, les posts pullulent sur
Facebook qui expose le vice, la mal-gouvernance, les grandes avenues
ruralisées, les routes crevassés, la dictature des déchets polluant l'œil, le
poumon et le cœur, mais rien n’y fait. Laideur, toxicité, ruine, la trinité du
quotidien qui est la nôtre est immuable, elle est une nouvelle « constante ». Le pays se délite tandis que les élus
construisent le bilan de la honte, posant chacun sa dalle de méfiance dans
l'éthos du riverain, du citoyen qui n'y croit plus.
Le désespoir est tel que le premier maire, le premier pacha,
sous-pacha, le premier caïd, secrétaire général, Wali, président de région qui
nettoiera son périmètre se verra propulser héros national. L'on construira des
statues à l'effigie de ce juste dont l'action aura décrassé les poumons et les
esprits de ses mandants. Or, cet homme providentiel n'existe pas. Il est une vision idéale, un
avatar, un hologramme, un être purement fictif. Libéré du joug colonial depuis
soixante ans, le Maroc n’aura jamais enfanté cet homme non pas d’Etat mais de
collectivité qui rendra son vernis à un quartier, un arrondissement, un bout de
trottoir, un centimètre carré de bitume. Qu'ils baignent dans leur fange
semblent-il proclamer à l'unisson ces Terminators des territoires, dans un
haussement d'épaules coupable.
Tels des Mac-Mahon, les moustachus et leur cohorte de fonctionnaires
dont nous payons les salaires, les primes, les évolutions d’échelle, marinent
dans un étang d’inertie confortable. Ils y sont et ils y resteront. Ayant
sous-traité la gestion des villes aux armées de gardiens en gilet jaune, dont
les pouvoirs dépassent allègrement ceux des responsables municipaux, les édiles
contemplent ce spectacle de désolation en se tapotant le bide entre deux rots.
Ils ont capturé, ligoté, séquestré la chose locale au vu et au su
de l'autorité centrale, dans un deal de la négligence qui leur éclatera bientôt
au visage, éclaboussant le pays entier de son shrapnel. Pistes architecturales
grotesques, choix urbanistiques dignes des troglodytes, espaces verts fantômes,
infrastructures sportives inexistantes, pas de manèges ni de vulgaires
balançoires (que coûte une rangée de balançoires ?) pour l’enfant cloîtré,
étouffant entre quatre murs, condamné à l’indoor, contrariant sa nature de
petit être remuant, énergique, kinésique… la liste des méfaits renvoie à une
maladie chronique.
Pis, les élites de la périphérie ne sont même pas fichues de
flécher les budgets gargantuesques à leur disposition vers des projets utiles à
la communauté. Songez qu’en 2018 les territoires sont assis sur 35 milliards de
dirhams de ressources, dont 27 demeurent inutilisés à ce jour. Le gâchis est
meurtrier. Aucune obédience politique n’échappe à cette faillite du travail et
de l’intelligence. Les islamistes, les
gauchistes, les sans appartenance politique, les prétentieux, les ambitieux,
les girouettes, les cyniques, tous roupillent sur des coffres forts blindés,
non affectés, alors même qu’il suffit de passer une tête dehors pour prendre la
mesure des monstrueuses insuffisances auxquelles on condamne des contribuables
privés d’une urbanité heureuse.
Dans une insouciance toute paroissiale, l’argent s’évapore sous
l’effet d’une photosynthèse plus percutante que celle du végétal. Et les
trottoirs se craquèlent, et le patrimoine s’écaille, et les immeubles s'effondrent, et les égouts crachent
leur vomi et l’éclairage urbain se détraque et les transports publics,
cabossés, ratatinés, évoquent davantage Kaboul que le Casablanca fantasmé par
Michael Curtiz. Et personne au cœur de l’Etat, pourtant prompt à châtier le
militant, ne bouge le petit doigt, satisfait d’assister au déclin organisé d’un
pays entier.
Au même instant, les
grosses huiles des régions, à longueur de conférence-débat dans des palaces,
s’excitent sur la Smart city tandis qu’une « Zmar city » du dégoût grouille
sous leur pieds, prenant au rythme de chaque mauvais arbitrage, l’ampleur d’un
ogre à l’appétit vorace, démantibulant l’existant, disloquant l’avenir. La «
Zmar » city se déploie devant nos mines graves, nos nez bouchés, et nos
révoltes numériques, devant notre folle impuissance. Gloutonne, elle avale le
beau et recrache le cubique.
Plus soucieux de fliquer la population, de remonter des rapports,
plus attachés à prouver leur compétence en voyeurisme qu’en réformisme,
les élus ont trahi la noble mission de l’édile du village, de celui qui toque à
la porte de la vieille dame du quartier pour s’enquérir de sa santé. En un
sens, ils sont plus à blâmer que la tutelle R’batie. Loin du cœur battant du
Pouvoir, assurés de l’impunité que garantit la distance géographique du centre,
les anti-Schumpétériens locaux épandent leur Malinocratie, appliquant
scrupuleusement le viatique suprême de la destruction non-créatrice : surtout
ne pas innover, détruire, encore et encore.
Les élus ont vaincu et leur victoire n'a de goût amer que pour nous
autres, otages d'une médiocrité assumée, rampante, triomphante, sans limites.
Sans fin…
Sans espoir.
Commentaires