Khadija ou le double viol d’une femme.
Une jeune
fille, une mineure, Khadija, se fait kidnapper, subit deux mois de viols, de
violences inouïes, se fait déchirer la peau, avilir, souiller et aucun ministre
ne parle, rien, on a beau tendre l’oreille, la glaciation de l'affect est
totale. Les voltigeurs, les seigneurs des lois et des règles se sont
intégralement et volontairement dissociés de la société. Eux et nous. Le
schisme est effrayant, le divorce irréversible. Les bullocrates décident,
fixent des cap, jouent aux apprentis sorciers avec des populations taiseuses,
mais ne veulent rien savoir des horribles séquelles qu’impriment, qu’engagent leurs
décisions. Alors que le monde entier s'émeut du sort déchirant de Khadija, le
silence radio est la règle : ne pas se mouiller, ne pas tremper un orteil
dans le marigot infect des petites gens et de leurs menus soucis, s’élever
encore plus haut, échapper au sordide en feignant l’ignorance, en incarnant par
le verbe mort la supériorité du rang.
Tandis que
de Libé au Monde en passant par le NY times, les journalistes écrivent,
déversent sur Khadija des larmes émues, sincères, révoltées, ici, on rameute
une experte en toc pour cracher son « Fake News » venimeux,
son sophisme assassin, son acide corrosif sur le corps meurtri de la
jeune fille ; ici, on s'affaire en coulisse pour jeter le
trouble, le doute et l'opprobre sur une pauvre fille désossée par un gang de
hyènes putrides. Khadija portera les stigmates de son humiliation, mais
les cicatrices, les tatouages ne sont rien devant les balafres de
honte que porteront ceux, nombreux, qui au lieu de solidarité, ont affiché le
dédain, le mépris, l'insouciance, l'indifférence devant le mal,
devant l'agression, devant cette mineure qui hurle sa douleur, devant
les femmes qui crient leur inquiétude. Les tatoués permanents, les défigurés,
les laids, ce sont eux et personne d'autre.
Un
phénomène se précise : les nantis et les gouvernants ont fait sécession du
peuple, ils ont fait sécession du calvaire des femmes. À quoi bon se soucier
plus que de raison du statut de la femme, de sa dignité, de son
inviolabilité ? La société, les usages, l’évolution des mœurs, le bouclier
de Thémis, la main invisible de la société, néolibéralisme anthropologique
sauvage, fera le reste. C’est le libre marché des valeurs, de la morale, des
lois ; les petits s’organiseront ou s’étriperont et si la femme est la
grande perdante de cette dialectique et bien soit. La Tunisie est un horizon
intouchable, une fable, un mythe. Ici, les dominants ont fait du détournement
de regard leur sport favori, fuyant la vérité crue comme un foyer de choléra…
… la
vérité c'est que la femme s'est repliée, rétractée. Le prix à payer pour vivre,
s'affirmer, réussir, convaincre, travailler est bien trop lourd. Jour après
jour, la culture de la dépossession, de la brutalité misogyne, de
l'exclusion assumée, dévore du terrain. En deux décennies, toutes les statistiques
le démontrent, la femme a courbé l'échine, elle s'est faite ombre discrète,
zombiesque. Exposée à la violence, au chômage, à l’analphabétisme et à
l’exclusion, du quartier populaire jusqu'aux conseils d'administration, elle
s'est adaptée par le silence, par le mutisme, par le voile, par le mur
qu’on rase et les joues striées de larmes. Alibi injuste de nos défaites,
obsession maladive de notre spiritualité inquiète, elle se défend de
l'apartheid qui la broie en disparaissant, tout simplement, en se fondant dans
le décor, en devenant diaphane, transparente. La vérité c'est que l'Etat a gelé
la marche vers l’égalité songeant que la Moudawana suffisait
à chloroformer les lamentos du Maroc progressiste...
... la vérité
c'est que l'abdication est générale et que la femme est en mode survie, les
sens éveillés au paroxysme dès lors que la semelle foule le trottoir émietté de
la ville ou la moquette luxuriante d'un bureau. L'homme, le harceleur, le
pointeur, le boss, le gardien, le voisin, le mari violent, le fou, le juge,
le détraqué, est une ombre hideuse, c’est le Horla de
Maupassant qui s'immisce dans les points aveugles de la vigilance,
c'est un doppelgänger qui partout accompagne sa victime aux abois. La
vérité c'est qu'on a lâché l'affaire ; l'enjeu n’en valait pas la
chandelle, qu'elles se débrouillent entre elles, nous ferons une loi aboulique
pour la forme et le temps fera son œuvre amnésiante, ou pas,
qu'importe… et aucun officiel, aucun ministre, aucun possesseur de la parole
officielle, solennelle n'en use pour dénoncer, informer, accuser,
réfléchir…
Rien ne
résonne plus à l’intérieur de ces êtres refroidis, rien ne fait frémir leurs
âmes mortes, désensibilisées à l'horreur des tragédies humaines,
robotisées par l'ivresse du pouvoir, par la fringale désespérée de
privilèges. Tant pis si les victimes souffrent, tant pis si Khadija se
décompose, se liquéfie ; par leur mutisme coupable, ils lui font
doublement violence ; elle est une statistique, la faute à pas de chance,
sans doute même une affabulatrice, une hystérique qui s’automutile par plaisir,
tant pis pour elle, elle n’aura même pas la primeur d’une syllabe, d’un son,
d’un souffle.
Elle
n’aura rien.
Elle n’est
rien
Rien.
Réda Dalil
Mon livre, "Ce Maroc que l'on refuse de voir" est disponible dans toutes les librairies.
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